Singe roi, cœur rebelle : une épopée chinoise revisitée

Le Roi Singe

Étrange créature née de la rencontre d’un éclair et d’un rocher, le singe qui en résulte développe très vite de surprenantes capacités. Doté d’une impétuosité, d’une curiosité et d’un courage étonnant, il devient rapidement le roi du peuple des singes du Mont des Fleurs et des Fruits.

Mais le téméraire héros simiesque ne compte pas s’arrêter là. Souhaitant devenir un immortel, il acquiert finalement son nom de Sun Wukong ainsi que de nombreux autres pouvoirs, comme ceux de voler, se métamorphoser, ou se dupliquer.

Cependant, Wukong n’est pas sans défaut. Loin de là ! Un brin candide, fêtard, amateur de bon vin, il manifeste surtout un irrespect général pour le monde qui l’entoure, saints, dieux et démons inclus… Ce qui ne sera évidemment pas sans conséquences ni péripéties.

D’autant qu’il lui sera bientôt confié une mission divine : escorter le moine Tang vers l’Ouest, en dépit des très (trés!) nombreux dangers de la route.

Un monument de la mythologie chinoise sous un jour nouveau

Une adaptation dense mais parfois inégale

Nota bene

La « Pérégrination vers l’Ouest » est l’un des textes fondateurs du peuple chinois, une fresques mythologiques majeure rédigée au XVIe siècle. Le présent album est en une adaptation largement simplifiée et tronquée.

Notez-que je n’ai moi-même pas lu l’œuvre originale.

Pour en savoir plus : Wikipedia

L’intégrale du Roi Singe se veut une ambitieuse entreprise de réappropriation graphique. Et si la série séduit d’emblée par la richesse de son univers et la densité de ses thématiques (liberté, devoir, culpabilité), elle n’est pas sans failles structurelles.

La progression de Sun Wukong – de roi simiesque à protecteur du moine Tang dans sa quête sacrée – s’inscrit dans une logique ascendante, marquée par une série de duels de plus en plus épiques. Cette structure évoque immanquablement les shōnens modernes, à commencer par Dragon Ball Z, dont l’inspiration est ici limpide (et largement revendiquée par l’auteur du célèbre manga). Hélas, cette montée en puissance narrative est parfois contrariée par une construction décousue : ellipses brutales, épisodes anecdotiques, personnages effleurés… Une lecture qui demande patience, mais pas nécessairement concentration puisque chaque péripétie est assez disjointe de la précédente et de la suivante.

Un souffle mythologique…

Si l’adaptation respecte fidèlement la cosmogonie traditionnelle – Ciel, Terre et Monde souterrain (j’y reviendrai) s’entrelacent avec naturel –, on regrette que cette structuration ne soit pas pleinement exploitée. Le voyage initiatique vers l’Ouest, fil rouge des tomes 2 à 4, reste flou, les allers-retours (vers le Mont des Fleurs et des Fruits, par exemple) semblant défier les lois de la géographie.

Cependant, la richesse symbolique reste prégnante, avec des antagonistes multiples et hauts en couleur (Neta aux chakrams tranchants, l’ogre ravisseur de princesses, ou encore la redoutable Femme aux os blancs) ainsi qu’un bestiaire magique et varié qui témoigne d’une maîtrise des figures traditionnelles chinoises.

Cosmogonie chinoise

L’univers de l’album repose sur une cosmogonie tripartite directement héritée du bouddhisme chinois, dans laquelle Ciel, Terre et Monde souterrain coexistent selon une hiérarchie subtile mais perméable. Le Ciel, domaine des Immortels et des divinités célestes, est gouverné par le mythique Empereur de Jade, mais loin d’être un lieu d’harmonie absolue, il s’y déploie une bureaucratie divine sujette aux caprices, rivalités et rigidités de l’ordre céleste. La Terre, quant à elle, constitue un carrefour d’interactions, abritant humains, animaux fantastiques, créatures surnaturelles, dieux (mineurs ou locaux) et démons plus ou moins puissants (qui s’apparentent surtout à des sortes d’animaux ou de créatures plus ou moins malveillantes mais largement intégrées au monde des hommes). Le Monde souterrain, enfin, régule le cycle des réincarnations (mais n’est pas du tout traité dans le récit). Au dessus des dieux, l’on trouve les entités bouddhistes que sont les bodhisattvas et le Bouddha.

Les aventures de Wukong exploitent pleinement cette stratification des plans d’existence, les personnages évoluant d’un monde à l’autre avec une liberté toute mythologique, remettant régulièrement en question les frontières entre le sacré et le profane, le divin et le bestial.

Une galerie de personnages marquants

Wukong, dans son ambivalence, incarne l’archétype du héros picaresque : espiègle, impertinent, mais fondamentalement en quête de rédemption. Autour de lui gravitent des figures emblématiques comme Tang le moine ascétique, Bajie le cochon goinfre au grand cœur (archétype du filou), le cheval-dragon blanc ou l’ancien dieu Sha Wujin, ainsi bien sûr que Guanyin la bodhisattva tutélaire (archétype du sage).

Les figures secondaires, bien qu’éphémères et souvent antagonistes, nourrissent une fresque foisonnante, à l’image de Bébé Rouge ou du Roi Poisson Linggan, créatures à la fois grotesques et symboliques.

La richesse du Roi Singe tient donc aussi à la diversité de ses antagonistes, qui forment une véritable galerie de figures mythiques et symboliques. Aucun ne se résume à un simple « méchant » : chacun incarne un obstacle, une épreuve ou une faille morale à surmonter. Du jeune et arrogant Neta, parangon de la justice céleste implacable, au colossal Roi démon taureau, les adversaires de Sun Wukong rivalisent de puissance et de caractère. L’ours noir démoniaque, le Grand Roi du Vent jaune 1 ou encore la Raksasi recherchant la vengeance, illustrent les multiples formes que peut prendre l’adversité. Même les entités célestes, comme l’Empereur de Jade ou les officiers du Paradis, peuvent faire figure d’opposants, par leur rigidité ou leur arrogance. Ces confrontations, souvent spectaculaires, permettent non seulement de rythmer l’épopée (bien qu’avec une certaine répétition), mais aussi de faire évoluer Wukong (bien que dans une mesure assez restreinte, toute de même).

De nombreux objets magiques

L’univers du Roi Singe foisonne d’objets magiques emblématiques, à la fois prolongements des personnages et symboles de leur pouvoir ou de leur servitude.

Le plus célèbre demeure le bâton magique de Sun Wukong, artefact mythique capable de changer de taille à volonté, de briser montagnes et armées, ou de se dissimuler dans l’oreille de son porteur. Il incarne à lui seul la maîtrise du chaos par la volonté. Mais le Singe céleste est aussi entravé par un autre objet majeur : l’anneau constricteur, planté sur son crane et activé par les incantations du moine Tang. Ce cercle de douleur, invisible mais omniprésent, agit comme une métaphore de la contrainte spirituelle et du chemin vers la discipline intérieure. À l’opposé, la kasâya — robe monastique sacrée remise à Tang résistante au feu, à l’eau et aux démons — incarne l’autorité morale et la légitimité de la quête, telle une relique sanctifiant son porteur.

D’autres artefacts ponctuent le récit : les chakrams acérés de Neta, armes célestes à la précision mortelle, ou encore les fioles d’élixirs d’immortalité, jalousement conservées dans les palais des Immortels. Ces objets deviennent des catalyseurs narratifs d’une magie douce, révélant les tensions entre liberté et soumission, puissance brute et transcendance.

Une esthétique entre tradition et modernité

Le dessin s’avère particulièrement efficace, porté par un charadesign convaincant – à l’exception notable d’une tendance à l’humanisation excessive des entités mythologiques. La direction artistique joue sur des couleurs désaturées, comme parfois recouvertes d’une brume d’étrangeté, qui accentue la dimension mythologique du récit.

Les décors, somptueux, et les costumes – à la facture traditionnelle plausible, bien que non vérifiée pour ma part – participent pleinement à l’immersion.

Si l’ensemble du découpage reste classique, certaines planches se détachent par leur audace. Le combat entre Neta et Wukong, en particulier, se distingue par une composition nerveuse et dynamique.

Conte ancien, narration imparfaite

L’ambiance de l’album oscille entre conte folklorique et récit initiatique. Cette tonalité, renforcée par une narration parfois décousue, peut dérouter dans un premier temps. Toutefois, une fois accepté ce flottement narratif, le lecteur se laisse porter par une poésie brute, presque archaïque.

Les thèmes abordés – quête de liberté, poids du passé, sens du devoir – trouvent leur place dans cette structure éclatée, et confèrent à l’ensemble une profondeur spirituelle que les amateurs de récits mythologiques apprécieront.

Des choix éditoriaux forts

L’intégrale compile quatre tomes de 80 pages chacun :

  1. Pagaille au Palais Céleste
  2. Le voyage en Occident
  3. La disgrâce de Wukong
  4. Les monts flamboyants

L’album propose un confort de lecture appréciable. Pourtant, on peut regretter certains choix éditoriaux, notamment une quatrième de couverture peu évocatrice du contenu, préférant vanter les adaptations audiovisuelles plutôt que les qualités de la BD elle-même.

Le plus regrettable sera sans doute le choix fait de ne pas adapter la fin du récit initial, et de clore l’album par une fin totalement ouverte ! Ayant moi-même lu des critiques en préambule, je m’y attendais ; mais cela reste décevant et s’avèrera certainement très frustrant pour un lecteur qui l’ignore.

Pour amateurs éclairés et esprits curieux

Malgré ses limites, L’Intégrale du Roi Singe constitue une proposition graphique forte et un voyage fascinant dans une mythologie peu exploitée en bande dessinée occidentale. Une lecture singulière, à réserver aux lecteurs prêts à embrasser le chaos poétique de l’ancien monde de l’Empire du Milieu.

  1. On appréciera le charme asiatique des noms complexes et raffinés des personnages.[]

Notes

Scenario : 3 / 10
Dessin : 6 / 10
Ambiance : 7 / 10
Note moyenne : 5.3 / 10

En savoir plus sur l'album...

Album : Le Roi Singe

Type de BD :

Editeur :

Parution : novembre 2023

Lien : Site officiel

Taille : 328 pages

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