Le docteur Wertham est un médecin psychiatre, convaincu que la psychiatrie sociale joue un rôle capital dans le fonctionnement d’une société.
A la fin de ses études, il se lance dans l’accompagnement des criminels les plus sordides, tentant d’expliquer l’origine de leurs folies. Il tiendra ensuite une clinique dédiée aux problèmes psychiatriques des populations noires défavorisée. Puis il s’attaquera à son combat le plus connu : l’influence des comics books sur la violence des enfants.
Ambitieux et égocentrique, parfois plus médiatique que scientifique, le docteur Wertham n’en demeure pas moins quelqu’un de bien intentionné qui ambitionne d’améliorer la société. Un personnage ambivalent, et donc intéressant.

Plongée dans l’Amérique des années 40 et 50, cette bande dessinée documentaire sur le Dr Wertham se veut autant historique que critique. Le récit met en lumière son parcours complexe, oscillant entre engagement social et médiatisation, dans un contexte où la ségrégation et les violences juvéniles façonnent une société en mutation (étonnamment, quasi-aucune mention de la seconde guerre mondiale, pourtant contemporaine du récit). L’album adopte un style très particulier, mélangeant texte narratif dense et illustrations, ce qui lui confère une identité proche d’un document illustré plutôt que d’une bande dessinée traditionnelle.
Le scénario, volontairement structuré de manière documentaire, se concentre sur trois grandes étapes majeures :

- Les enquêtes sur des crimes particulièrement sordides, où Wertham tente d’en comprendre les racines psychologiques, confrontant le lecteur aux aspects les plus sombres de l’âme humaine (et il vaut mieux avoir le cœur et l’estomac bien accrochés ! La quatrième de couverture indique d’ailleurs « pour lecteurs avertis ».).
- Son implication dans la lutte contre la ségrégation, notamment via la création d’une clinique pour la population noire dans une Amérique encore largement divisée.
- Son combat contre l’industrie des comics supposée dévoyer la jeunesse, il sera à l’origine du Comics Code1, illustrant une reconnaissance publique forte malgré de notables lacunes méthodologiques et scientifiques dans ses critiques.
Il convient de souligner que les comics américains ne sont pas toujours des récits de superhéros ! C’est le cas aujourd’hui, et c’était le cas dans les années 50. On y trouve des romances, de l’horreur, de la SFF, du polar… De ce fait, en ouvrant des issues de comics, le Dr Wertham découvre (entre autre) des récits d’horreur, de mœurs ou de crimes faisant directement échos au début de sa carrière (qui le confrontait à d’atroces crimes, similaires aux BDs, mais eux hélàs bien réels) ! Bien qu’il généralise ensuite largement et abusivement sa croisade contre les comics2, l’on peut comprendre les motivations de sa démarche…
Le récit privilégie l’exposé et l’analyse, avec une narration éclatée où les vignettes s’enchaînent par petites séquences, souvent disjointes par des ellipses d’intercases de plusieurs semaines ou mois. Les personnages secondaires sont rares — son mentor le Dr Meyer, sa femme, quelques patients ou opposants — tandis que Wertham reste le pivot central, un personnage ambitieux, sûr de ses capacités, parfois médiatique mais profondément et réellement préoccupé par ses patients, y compris les pires.
Le dessin en noir et blanc et nuances de gris alterne entre réalisme documentaire et passages plus expérimentaux. On y trouve un dessin cubiste au début de chaque chapitre et des strips reprenant le style des comics des années 50-60, parfois pour illustrer et critiquer certains passages du récit. Cette combinaison donne au lecteur la sensation d’une lecture à la fois analytique et immersive, où le texte et l’image dialoguent de manière complémentaire.

Les premières dizaines de pages n’épargnent rien des comportements les plus extrêmes de l’être humain : meurtre, viol, torture, perversions sexuelles et masochisme. La lecture peut se révéler éprouvante, mais elle met en perspective la violence réelle que Wertham observait. Les parties suivantes, plus centrées sur la clinique et la critique des comics, conservent un ton analytique et réfléchi, moins choquant mais tout aussi instructif. Le style très verbeux, utilisant donc texte dactylographié et intercases espacées, se lit étonnamment rapidement et permet de suivre l’argumentation sans fatigue :
- L’impact de la violence juvénile sur les individus et sur la société.
- La psychologie sociale comme facteur clé dans le développement du comportement des civilisations, elles-même influençant leurs membres.
- L’influence (supposée) des lectures, notamment des comics, sur le psychisme et l’imaginaire des enfants.
En plus de la biographie de Wertham, divisée en 6 chapitres d’une trentaines de pages chacun (+1 prologues), le livre propose également quelques annexes : deux pages de nombreuses références bibliographiques, plusieurs pages de croquis, ainsi que des photos historiques.
En définitive, cet album offre un portrait fascinant et minutieusement documenté d’un personnage complexe, ambivalent et controversé. Il illustre avec précision les tensions d’une Amérique marquée par la ségrégation, la médiatisation, la peur du « mauvais » contenu culturel et les débats autour de l’éducation et de l’influence des médias sur la jeunesse.
L’on restera longtemps marqué par le personnage de Wertham, à la personnalité complexe, inspiré mais peu inspirant. Il laissera son empreinte sur des décennies d’éditions aux USA, à l’ombre du sceau de la censure du Comics Code, bridant une génération entière de créatifs dans les années 50 à 70.
