Les 36 situations dramatiques de George Polti, en BD et comics

Ouvrage méconnu de la dramaturgie, Les 36 situations dramatiques de Georges Polti inspirent depuis plus d’un siècle écrivains, scénaristes et conteurs. Spécialiste français de la dramaturgie classique (principalement dans le théâtre) de la fin du XIXe siècle, Polti à analysé un nombre gigantesque¹ d’œuvres pour en tirer 36 schémas fondamentaux (assortis de variantes), que l’on retrouverait sous une forme ou sous une autre dans toutes les histoires, récits, légendes, films, gestes ou séries TV, de tous temps et en tous points du globe. Ce faisant, il participa à créer le socle des catégorisations modernes des intrigues et des personnages.

Sans proposer réellement une structure narrative en tant que telle (comme par exemple la structure en 3 actes ou le voyage du héros), les 36 situations dramatiques peuvent se retrouver dans toutes les histoires, à une échelle ou à une autre. Ainsi, la situation #3 (la vengeance poursuivant le crime) correspond à beaucoup de récits de Batman en tant que pitch global, tandis que l’un ou l’autre de ces récits pourra faire appel plus épisodiquement à la situation #10 (enlèvement), #11 (crime passionnel) #25 (adultère vengeur) ou #32 (erreur judiciaire). C’est là la puissance de cet outil : une situation peut se retrouver à grande échelle (donner l’orientation générale de l’histoire) ou à beaucoup plus petite échelle (épisodiquement dans une péripétie anodine).

La liste

De Thorgal aux Stryges, de Don Rosa aux Chevaliers Dragons, la bande dessinée n’a cessé de jouer et rejouer les variations de ces 36 situations. J’ai moi-même parcouru le livre originel de Polti (je ne l’ai pas réellement lu, c’est assez âpre !). Et c’est pourquoije vous propose une petite exploration de ces 36 situations narratives, mais de manière ludique en les illustrant avec la grammaire graphique du neuvième art. En voici la liste exhaustive :

Afin de faciliter une lecture qui aurait pu être laborieuse, j’ai préféré détailler ces 36 situations avec force d’exemples en BD/comics dans les articles ci-dessous :

• Situations dramatiques de George Polti : 1 à 18 (publié le 22 novembre 2025)
• Situations dramatiques de George Polti : 19 à 36 (publication à venir)

Mes préférées

A titre personnel, mes situations préférées sont les suivantes (avec des déclinaisons et interprétations qui me sont propres) :

• #2 Le sauveur – Je vois cette situation comme l’épopée héroïque typique, dans lequel le héros suivra une aventure initiatique pour se révéler finalement en tant que sauveur… Structure ultra-répandue, éculée, souvent détournée ou largement réappropriée, je reste assez sensible à la trajectoire de base d’un héros appelé à sauver son monde, que ce soit dans Star Wars, Lanfeust ou Batman…
• #8 Révolte – Finalement un peu similaire à la situation précédente, je la vois toutefois plus comme une narration sociologique (là ou la précédente était plutôt psychologique) : le récit s’intéresse plus à un mouvement global de résistance² à une oppression, une injustice… L’on est plus dans un retour à l’ordre naturel des choses (même si le prix est souvent très élevé) que dans des décisions individuelles.
• #9 Entreprise audacieuse – Pour moi, c’est le récit typique d’aventure, à la Indiana Jones, Picsou ou Le Roi Singe : un objectif, une quête, des embuches, des amis, et souvent un ou deux méchants. A défaut de s’attendre à un twist final, dépaysement et action seront au rendez-vous.
• #11 L’énigme – Pour moi, ce type de situation doit interagir avec le lecteur et de deux façons : lui poser une énigme (à lui autant qu’aux protagonistes) et le renseigner suffisamment pour qu’il puisse en trouver la réponse (avant les protagonistes). Ce peut être une étape dans le récit (typiquement une épreuve de la situation précédente) mais c’est généralement plus adapté à donner le ton général d’une histoire : enquête, polar, thriller…
• #17 Imprudence fatale – Parce qu’un récit ne prétend pas être similaire au réel mais ambitionne de conter une histoire cohérente, que cette situation est assez peu utilisée (à mon goût). Pourtant, en partant d’un postulat (l’imprudence) qui peut arriver à tout le monde, le récit peut ainsi largement impliquer émotionnellement son lecteur !
• #20 Sacrifice pour un idéal – Pour moi, il s’agit du drame par essence, celui qui me fait le plus vibrer. Je suis toujours touché par le déchirant paradoxe du personnage qui (se) sacrifie pour un but plus noble, plus beau que lui-même, mais dont il ne bénéficiera généralement pas. Le don ultime, qui fait toujours mouche dans mon petit coeur.
• #29 Aimer l’ennemi – Encore un paradoxe (comme la situation précédente), bien que l’on soit cette fois dans le plus intimiste, et sans doute dans le plus improbable. Car nous sommes ici en présence d’une véritable opposition, et pas seulement dans la situation #28 (amours empêchés) : cette situation #29 mêle la haine et l’amour, comme seule une belle histoire sait le sublimer. Et comme on ne le croisera jamais dans la réalité, à mon humble avis. Exemple typique ? Batman & Catwoman.
• #31 Lutte contre Dieu – Pour ma part, j’interprète cette situation comme une lutte impossible, un effort sans espoir, un combat perdu d’avance, mais mené sciemment. L’on se rapproche sans doute des situations #8 et #20 (plus haut), mais largement nappé de désespoir. Thorgal est à mon sens un assez bon exemple de cette situation, en particulier l’arc de Shaigan.

A ces situations préférées, j’aurais également pu ajouter la #3 (la vengeance poursuivant le crime), la #5 (traqué), ou encore la #28 (amours empêchés) déjà évoquée.

En y réfléchissant, il m’est apparu deux éléments importants dans l’utilisation des 36 situations dramatiques de Polti. D’une part, elle sont largement sujettes à interprétation (de l’auteur et/ou du lecteur), les rendant assez universelles et déclinables à l’infini. D’autre part, elle s’enchevêtrent facilement (jusqu’à parfois devenir indiscernables, en jouant entre autre sur l’effet d’échelle évoqué plus haut) pour donner un récit plus complexe, plus dense, plus intéressant.

Ainsi, pour conclure l’exercice, je serais certainement captivé par un récit narrant la révolte (#8) d’un peuple mené par son sauveur (#2) contre un Dieu surpuissant (#31). Bien que l’échec soit inéluctable et le sacrifice (#20) incontournable, cela n’empercherait pas l’entreprise tragique et audacieuse (#9) d’être ponctuée d’énigmes (#11) et d’amours impossibles (#29)…

Et vous ?!

A quoi ça sert ?

L’on peut alors raisonnablement se poser une question : c’est bien beau, mais ça sert à quoi, ces 36 situations ? Et la question me semble tout à fait pertinente !

Si elles ont d’abord été pensées pour inspirer les auteurs (qui peuvent en sélectionner une pour guider leur récit, ou en imbriquer plusieurs pour construire une histoire plus complexe), m’est avis quelle sont un outil intéressant pour le lecteur (de BD ou non). Les « 36 situations dramatiques » de Polti offrent un véritable prisme pour analyser les récits de bandes dessinées et de comics. Chaque situation révèle les ressorts universels du drame : l’amour, la vengeance, la jalousie, le sacrifice ou la quête de pouvoir… Comprendre et surtout reconnaitre ces schémas permet de mieux apprécier les histoires, identifier ce qui nous fait vibrer (ou non), repérer les archétypes et les rôles… et anticiper les émotions qu’elles peuvent susciter.

Que l’on soit lecteur de Thorgal, de Batman ou de Watchmen, ces situations montrent que les mêmes conflits fondamentaux traversent tous les univers narratifs, créant des récits intemporels qui touchent profondément le lecteur.

1. Sa bibliographie est proprement hallucinante, et ses exemples innombrables.[↩]
2. Il n’est pas impossible que lors de la rédaction de ces lignes, je venais tout juste de finir l’excellente série TV Andor…[↩]