En 1761, un négrier français en provenance de Madagascar fait naufrage sur un minuscule îlot désert perdu en plein cœur de l’océan Indien… Tromelin, car c’est son nom, n’abrite que du sable, des mouettes, des herbes folles et des bernard-l’hermite. Entre abandon et derniers espoirs, les Blancs libres et les Noirs esclaves doivent survivre, ensemble ou non.
250 ans plus tard, une expédition française débarque sur l’îlot pour y mener des fouilles archéologiques et scientifiques, dans l’espoir de mieux comprendre le quotidien de ces naufragés oubliés.

L’album présente une construction à deux temporalités :
- d’un côté, le XVIIIe siècle et la survie tragique des esclaves abandonnés après le naufrage ;
- de l’autre, le XXe siècle, où l’auteur-dessinateur Sylvain Savoia accompagne une équipe d’archéologues sur le site.
Cette narration parallèle permet une résonance, parfois subtile, parfois viscérale (et parfois un peu forcée) entre les solitudes d’hier et d’aujourd’hui. L’intelligence de l’album repose là, dans le parallèle implicite entre les deux solitudes : celle des esclaves oubliés et celle des scientifiques d’aujourd’hui, confrontés à un îlot inhospitalier, balayé par les vents et la mémoire. Cette analogie silencieuse, mais puissante, donne tout son sens à l’entreprise.
Si le scénario, à proprement parler, est ténu (les événements historiques se résumant en quelques lignes), l’auteur parvient tout de même à maintenir l’intérêt. Loin d’un récit dramatique classique, Les Esclaves oubliés de Tromelin s’inscrit aussi dans une tradition documentaire, adoptant partiellement une approche quasi journalistique et tout restant très contemplative.
A ce titre, on n’est pas dans la BD purement documentaire (qui ne contiendrait pas de narration à proprement parler, comme c’est presque le cas de L’Evolution à cheval) mais plutôt sur un un récit émotionnel largement augmenté d’observations scientifiques (que l’on pourrait comparer au Syndrome de l’Imposteur).
Graphiquement, l’album adopte un style réaliste, académique et précis. Les séquences contemporaines tiennent quasi-exclusivement du carnet de voyage illustré plutôt que de la bande dessinée, avec de nombreuses pages organisées en illustrations légendées, dont la disposition variable (tantôt au dessus de l’illustration, tantôt au dessous, tantôt les deux) nuit d’ailleurs quelque peu à la fluidité de lecture. La profusion de texte et de détails (plus ou moins intéressants) ne facilite d’ailleurs pas plus ladite lecture. Il faut le reconnaitre, j’ai un peu décroché à plusieurs reprise à la lecture de la partie contemporaine de l’album.
L’album navigue entre l’illustration scientifique et l’émotion narrative. Dans la partie historique, la voix off et les cartouches intra-diégétique dominent tout en laissant un peu de place à de courts dialogues (ponctués de mots malgaches) restituant une ambiance sombre, presque fataliste. Dans la partie contemporaine, la rigueur documentaire prend le dessus, oscillant entre les observations personnelles de l’auteur (impressions face à une coucher de soleil, avis sur les présence des tortues ou des bernard-l’hermite…) et les détails scientifique qu’il glane au fil de la mission (déroulement des fouilles, organisation du campement…)…


…Les objectifs de l’expédition ne sont d’ailleurs pas clairement posés, et le lecteur peine à comprendre les enjeux réels. L’objet précis des recherches reste finalement assez vague, perdu entre ce que savent déjà les membres de l’expédition et ce qu’ils découvrent au fil de l’album.
L’album (en deux parties séparées de 15 ans) s’achève sur un épilogue et des annexes précieuses, qui complètent la bande dessinée par des éléments factuels sur la réponse (ou plutôt l’absence de réponse) de la France face au drame des naufragés. Refus de secours, promesses non tenues, et lente réhabilitation mémorielle : autant d’éléments que le lecteur découvre en marge du récit principal. C’est d’ailleurs dommage (même si c’est sans doute un parti pris) : quitte à manipuler une double chronologie, esclaves et archéologues, il aurait été intéressant d’y adjoindre une troisième, le point de vue des français contemporains du naufrage.
En conclusion, avec une ambiance immersive et un style graphique maîtrisé, Les Esclaves oubliés de Tromelin touche à une mémoire oubliée, sans artifices mais en ayant recours au pathos. Si l’on peut regretter un certain manque de souffle narratif, l’album reste une expérience de lecture précieuse et atypique.